Un bel exemple de ces glissements dans la signification des termes…
Détrempe, détremper : pour chacun de nous et dans l’usage très quotidien, cela signifie, sans l’ombre d’une hésitation, mouiller, mouiller d’eau, jusqu’à l’excès. Or, à l’origine, et selon ce que je lis des manuscrits anciens qui traitent de l’art ( matériel ) de peindre, tempérer, détremper la couleur c’était lui apporter ce qu’il fallait de colle afin que les pigments colorés restent agglutinés ensemble, la peinture achevée.
Cette colle cet « agent collagène » - qu’elle soit dérivée du lait, de la peau du lapin ou de l’oeuf, cette colle était véhiculée par l’eau, allongée d’eau…
On le voit, à travers le langage courant, étrangement c’est la colle qui s’est comme « évaporée », tandis que l’eau demeure !
Le peintre de Lascaux sait déjà tout cela : afin de peindre, il concasse et broie sur la pierre dure, des morceaux encore compacts de différentes argiles : couleurs d’ocres, jaune ou rouge, couleurs d’ « ombre »… A cette palette « naturelle », il ajoute la couleur noire, faite d’os ou de bois calcinés, faite parfois de la suie grasse mélange de noir de fumée et des particules grasses que dépose le gibier cuit sur son foyer.
Pour le « blanc », il utilise ces matières crayeuses que son désir de peindre a très vite repérées.
Le peintre d’alors, de la grotte Chauvet, d’Altamira, est déjà notre frère en collégialité ! Sa compulsion à peindre, ce besoin, ce goût de peindre, de quelque façon qu’on les commente ou analyse, cette nécessité sont les nôtres. Sont la mienne.
En tout cas, à sa disposition il a : ces couleurs de terre, ce support merveilleux qu’est le mur de la grotte… Il peint à l’aide de ses doigts, et/ou avec des sortes de pinceaux poils d’animaux réunis avec aussi des sarbacanes qui « soufflent » la couleur autour de la main que l’on détoure et qui apparaît en négatif, en non-peint, dans une tache, dans un éclaboussement de couleur. Et s’il veut redonner « le nerf et la rage » à son dessin, selon le mot de Ingres, il grave alors la paroi, creuse le trait.
Mais sans doute le plus long, le plus délicat pour ce « premier » des peintres, a été de trouver le moyen de rendre sa peinture tant soit peu pérenne. Pour cela, il fallait trouver le moyen d’assembler, de lier ensemble les particules de matière pigmentée, jusqu’à former ce que nous appelons une « peinture ».
Ce moyen sera de mêler la graisse animale dont la dessiccation ne s’accompagne que de peu de poudroiement, de peu de « retrait » - à ces « terres colorées ». Donc, et successivement, d’abord le pigment ( c’est-à-dire la « couleur » ), puis le liant ( l’élément collagène, gras ou moins gras ), et enfin un peu d’eau destinée à « allonger » cette matière nouvelle la peinture lui apporter souplesse et un peu de facilité d’emploi.
Quelque chose manque encore, après la couleur et son nécessaire liant, et c’est l’agent « conservateur », capable de rendre l’œuvre un peu durable. ( La peinture de la grotte Chauvet a quelque trente mille ans d’âge !) .
Ce dernier point si difficile se résout ainsi : le peintre apporte sa propre urine au mélange décrit plus haut. Comment cet homme remarque les pouvoirs ammoniaqués et anti-corrupteurs de l’urine, je l’ignore… Car de surcroît, il faut ajouter aux mérites de cet urine, cet urine providentielle,et toujours grâce à son ammoniaque, sa capacité de « précipiter » certaines matières, caséuses, en colle. ( De nos jours encore, l’on emploie la colle de caséine, dont la base est bien sûr le lait qui « prend » en colle dès qu’il rencontre soit l’ammoniaque soit la chaux ).
Jusqu’à très récemment les maîtres-artisans en matière de peinture en bâtiment, ont connu cette pratique. Ils la recommandaient à leurs apprentis, leur rappelant de ne surtout pas oublier de « faire pipi » dans le seau de peinture ( le « camion » ) s’ils voulaient apporter beauté et durabilité à leurs « badigeons ». ( Au XVIII ème siècle, le terme n’a rien de dépréciatif : il existe même je crois, un « badigeon chipolin » très recherché de la clientèle bourgeoise et aristocratique.)
Bref la détrempe est au monde, comme depuis toujours… Selon le pays où elle est pratiquée, elle prend le nom inspiré de sa langue, choisissant aussi parmi les matériaux de cette contrée. C’est ainsi qu’en Italie, le peintre adopte l’œuf et donne à sa détrempe le nom de tempera… Si bien que « tempera » se met à signifier « peinture à l’œuf ». Mais il n’en est rien vraiment. Et les termes « détremper » ou « tempérer » continuent encore longtemps de vouloir dire que l’on colle ensemble des particules pigmentées : jusqu’à en faire le tissu, le feuil pictural que l’on voit. ( Nombreuses sont les recettes anciennes dans lesquelles, le maître recommande de façon savoureuse : « tempère cette terre verte d’un peu de colle de fromage » ou « aie bien soin de tempérer cet ocre d’un peu d’œuf », etc…)
Et quand apparaît, lentement, progressivement, le procédé dit de la « peinture à l’huile », on continue longtemps de l’appeler la « détrempe à l’huile » : marquant par là que cette huile ( qu’elle soit de lin, de noix, ou de pavot ) est d’abord cet « agent collagène »… Avant tout une colle est, si grasse soit-elle, une colle parmi d’autres.
Un seul procédé échappe, apparemment, à ce principe fondamental de la peinture : la fresque. Car alors, on peint sur un enduit de chaux, encore frais ( c’est-à-dire : « fresco », d’où le terme ) et en ce cas, c’est le support ultra absorbant tant qu’il est frais qui tiendra liés les pigments en les fixant en quelque sorte, en lui-même.
Bien entendu chaque colle a ses recettes, son emploi, plus ou moins particuliers. Mais le principe reste invariable : il convient seulement d’observer les caractères propres à chaque agent « collagène » de façon à prévenir les accidents tels que craquelures ( excès de colle ) ou poudroiement ( déficit de colle ) ; et cela comme on le sait ne s’apprend que par pratique… Certes, au premier jour l’on « pèse » et l’on « compte », mais le cap pris il faut du moins si l’on aime peindre, si l’on veut peindre travailler sans boussole, « à l’estime ».
Au passage, je rappelle que les Véronèse et autres grands vénitiens peignent leurs grandes compositions à la détrempe d’abord, réservant l’huile ( la détrempe à l’huile ) aux dernières « couches », plus fines : évitant ainsi d’accumuler trop de « gras » sur la toile : car un excès de matière huileuse amène tôt ou tard, et entre autres inconvénients, ce jaunissement de la peinture et cette sorte de vieillissement, de fatigue qui seraient comme posés sur le visage du tableau. D’une façon générale, la grande fraîcheur, la juvénilité des peintures des primitifs, et cela jusqu’à la Renaissance, tient en cette parcimonie à l’égard de l’emploi de l’huile.
En résumé : au commencement il y a le pigment. Le goût de « réaliser », selon le mot qu’affectionnait Cézanne, pousse celui qui est en train de devenir peintre, à vouloir assurer une certaine pérennité aux couleurs ainsi assemblées… Ainsi qu’il s’agisse de « tempera », de « détrempe », de « peinture à l’huile », de pastel ou encore d’aquarelle, le principe est invariable : un pigment, assemblé, agglutiné par quelque matière lui permettant de rester lié ensemble.